La caméra tournait, chacun tenait sa place et la vedette naissante attirait immanquablement la lumière : comme une phalène en plein jour. Mais ce plan devait être encore recommencé car, à chaque fois, un détail clochait, un passant débouchait de sous un porche, trompant ainsi les vigiles avec talkies-walkies placés aux deux extrémités de la rue, ou bien une erreur d’interprétation se glissait par rapport au script établi.
Les projecteurs trop violents faisaient mal aux yeux et je me demandais comment les acteurs pouvaient jouer sans porter en permanence des lunettes de soleil.
Il s’agissait pourtant d’un simple dialogue entre elle et lui. Ils étaient au bord de la rupture et là, devant la vitrine de ce magasin de vêtements, ils commençaient à se déchirer : un premier lambeau de leur entente passée tomberait à terre, on suivrait ainsi ce strip-tease psychologique pendant quelques minutes avant que le film ne prenne une autre direction.
Le cinéaste examinait les rushes sur l’écran de contrôle mais essayait surtout de penser à la suite de son histoire ; le scénario semblait trop lâche, évanescent, et Jacques Lemince comptait sur l’idée qui débarque au dernier moment, l’accident bienheureux, l’imprévu qui le sortirait de l’ornière dans laquelle il avait l’impression de s’être embourbé.
— Lancez la B.O. pour l’ambiance ! dit-il.
Car une histoire de couple qui casse comme un élastique trop tendu, le public en avait déjà rencontré un certain nombre… Il fallait introduire là un élément qui surprenne, émeuve et « sonne » le spectateur qui en garderait la trace imprimée dans la rétine et dans l’oreille.
Maintenant, les répliques devaient être aussi modifiées.
— Je te dis que je l’ai jamais vue, cette fille, comment aurais-je pu avoir un rendez-vous avec elle ?
— Pourquoi alors tu as reçu ce SMS sur ton portable : « OK pr ce sr au corb blanc Mo goncourt trot gauch en des 100 dents. Vero » ?
— C’est une erreur de destinataire, je ne connais aucune « Vero », e vero !
Non, ce n’était pas terrible.
— Je te répète que je ne vois pas qui c’est !
— Et le SMS que j’ai lu sur ton téléphone, que tu as laissé traîner : « Yes 20 h ce sr au merl moqr Mo pl italie trot droite dev toit Graziella », j’ai rêvé peut-être ? C’est quoi, ça ?
— Quelqu’un s’est trompé de numéro, j’ai jamais vu ni entendu ce prénom, comment tu dis, « Graziella », per que ?
Le chef op’ s’impatientait.
Juste avant cette scène, l’actrice montrait des signes de grande tension nerveuse. Elle décapsulait et buvait des Carlsberg à la file et fumait des Craven « A » (elle aimait sucer leur bout-filtre de liège) sans discontinuer.
— Mais ça va durer encore longtemps, ce cirque ? Jacques, tu n’es qu’un lamentable crétin ! Et toi, Christian Destouches, pauvre has-been, haricot flétri, retourne dans ta tribu de Gaulois ou bien va plonger dans ta piscine en Corse !
Roberte ce soir fouilla dans son sac à main, posé sur le groupe électrogène qui alimentait le semi-remorque de la cantine, attrapa son revolver Smith & Wesson 442 Airweight et visa celui qui était l’ami du président de la République.
La détonation fut plus forte que l’on aurait pu l’imaginer.
Sur la veste noire du premier rôle, qui avait sauté en arrière, à l’horizontale, une fraction de seconde après le coup de feu, la boutonnière préposée à la Légion d’honneur laissait échapper une tache rouge de dimension plutôt inhabituelle et qui dégoulinait sans retenue.
— Coupez ! Parfait ! On garde la septième prise ! dit le réalisateur.
(Photo : cliquer pour agrandir.)
Dominique Hasselmann