Philippe Annocque, à rebours

Dans son dernier livre, Monsieur Le Comte au pied de la lettre (Quidam Editeur, 12 €) qui conquiert aujourd’hui les bonnes librairies – celles qui poussent comme champignons après la pluie – et leurs troupes de lecteurs affamés, Philippe Annocque change carrément de cap au long de l’étendue agitée de ces nouvelles pages.

La « calembredaine héroïque », puisque tel est le sous-titre ironique qui définit l’œuvre en question, ressemble à une promenade, mûrement réfléchie, dont l’auteur serait à la fois le guide, l’inventeur, le manipulateur, le double, « l’écrit vain » qui succède au « Dit vain ».

Monsieur Le Comte, alpiniste alphabétique et chimérique, se trouve pris dans le déroulement d’une investigation qui lui fait découvrir, dans l’entrechoc du passé et du présent, un certain nombre de situations étranges, inimaginables, qui l’emmènent de la littérature à la bibliothèque (devenue « lieu d’aisance ») et lui font rencontrer un homme féru de livres, transparent du visage, image peut-être du narrateur lui-même, jeu de miroirs sans tain.

« Avisant enfin, parmi toute cette agitation, une silhouette immobile, Monsieur Le Comte tenta de s’enquérir auprès d’elle de l’existence d’une sept cent quatorzième boîte aux lettres et, le cas échéant, de son emplacement ; sans préciser qu’il ne s’agissait là de rien de moins que de restaurer le cosmos : la Lune se doit de tourner autour de la Terre, la Terre autour du Soleil, le Soleil autour de Monsieur Le Comte, Monsieur Le Comte autour du pot. » (page 32)

La zoothèque n’est-elle pas l’encyclopédie vivante d’un monde étrange et parallèle ? « Monsieur Le Comte prit à droite et vit le bulbul, le bulbul, le bulbul, le bulbul, le bulbul, le bulbul, le bulbul, le bulbul, le bulbul, le bulbul (il existe, à en croire les indications fournies par le zoo, cent vingt-trois espèces appartenant à ce genre de passereaux par ailleurs assez banals ; toutes n’étaient malheureusement pas représentées, tant s’en faut) ; (…) » (page 37)

Si Philippe Annocque se lance dans cette fable, où l’improvisation rigoureuse le dispute à la recension débridée de certaines espèces animales, c’est qu’il sait qu’il va retrouver « son putatif siamois, l’ex-bibliothécaire sans figure, auquel il faudrait peut-être donner un nom – à moins que son absence de figure soit précisément un indice de l’innommable. » (page 45).

Avec les épisodes délirants d’une manifestation pour l’instauration d’une « vignette sur les chiens », imposée selon leur « cylindrée », le réveil sur « le billard » d’un hôpital, la présence d’une infirmière jolie rivalisant fortement avec Eulalie (la femme du héros improbable), puis le bûcher de poudre des « Réalités » (voir page 73 la surprenante litanie typographique des 20 petits lits), Monsieur le Comte nous fait des niches et pirouettes dans tous les sens.

Mais Philippe Annocque, dont on connaît aussi l’appétit pour tout ce qui est mycologique (car c’est la logique de la découverte qui l’attire alors dans les bois) revient toujours à la figure en pointillé du frère de sang : l’allusion au film Les Yeux sans visage (page 77) est une manière en celluloïd d’être franc-jeu.

Car la clé pourrait se dissimuler ici : « Monsieur Le Comte décidément n’est peut-être rien d’autre qu’une figure, lui-même cortex à sa manière ; sous la figure, écorce corticale intacte, la substantifique et médullaire moelle épinière de l’épineux spinosaure fossile déjà a disparu ; tandis que le corps du texte, ondoyant et méandreux, méandrique et flexueux, circonflexe et circonvenu de soi-même s’étend et croît, champignon parasite du bois, du papier et de l’esprit. » (page 86)

Oui, Philippe Annocque s’en va délibérément à rebours, comme Monsieur Le Comte, finalement.

mlc_dh.1286419592.jpg (Photo : cliquer pour agrandir.)

Dominique Hasselmann

Une librairie de polars derrière les barreaux

Incidemment, la nouvelle m’est parvenue il y a quelques jours, et il est vrai que je n’étais pas passé par la rue Juliette Dodu (Paris, 10e) depuis un certain temps. Ainsi, la librairie La Grande Crimerie (pourtant, le titre était prometteur !) avait définitivement fermé ses portes.

Et c’était soudain comme un coup de blues qui m’envahissait.

J’avais rencontré le libraire et sa compagne en juin 2009, peu après qu’ils ont repris la précédente librairie, L’Introuvable (décidément, le polar est difficile à emprisonner !), et ils m’avaient confié l’espoir qu’ils plaçaient dans cette activité.

Comme j’ai voulu en avoir le cœur net, je me suis rendu hier sur les lieux du crime et j’ai ensuite appelé Richard Strinati qui m’a raconté en quelques phrases ce qui était arrivé.

«  En fait, la rue Juliette Dodu est peu fréquentée (non pas qu’elle le soit mal) : j’avais conservé une partie des fidèles de la librairie précédente, mais il y avait peu de nouvelles têtes. Le manque de clients a fini par me poignarder.

Je pense que l’emplacement d’une librairie, et donc sa visibilité, joue beaucoup dans son développement et son succès. Ensuite, il faut animer le lieu. Après, c’est le bouche à oreille…

Nous avons donc arrêté les frais le 8 mai 2010, le jour d’une dernière « signature ». J’en avais organisé d’ailleurs régulièrement et c’était passionnant.

Maintenant, je vais essayer de m’orienter vers le domaine de l’édition, j’ai gardé des contacts avec des auteurs rencontrés sur place, ou alors je pourrais organiser et tenir le rayon « policier » d’une librairie, je crois posséder les compétences requises… »

lgc1_dh.1285046446.jpg (Photo : cliquer pour agrandir.)

Derrière ses barreaux, La grande crimerie est devenue une sorte de trou noir – mauvais présage dû à Télérama ? Mais quel commerce lui succèdera ? Vêtements, babioles, épicerie bio ?

Dans le dixième arrondissement, deux librairies généralistes se sont récemment ouvertes : Aux livres, etc., rue René Boulanger (dirigée par le couple Béranger) en mai dernier, et La plume vagabonde, rue de Lancry (précédemment située rue de la Fontaine-au-Roi, 11ème), en décembre 2009.

Note pour Richard Strinati : on y trouve aussi des polars, c’est dire !

lgc2_dh.1285046684.jpg(Photo : cliquer pour agrandir.)

Dominique Hasselmann  

Bret Easton Ellis (Island)

Le diable est-il entré dans la pièce ? Il brille dans la chambre noire qui est forcément celle d’un Polaroïd. Le style court, comme le mal, nerveux, les verbes sont au présent. A Los Angeles, les voitures filent en silence, en ligne. Suite(s) impériale(s) stationne.

Ici, un portrait de Bret Easton Ellis : une île (lui-même ?) qu’il a quittée pour la cité du cinéma, et voici un dirigeable dans le ciel.

bee1_dh.1284610475.jpg bee2_dh.1284610561.jpgbee3_dh.1284610617.jpg bee4_dh.1284610841.jpg bee5_dh.1284610911.jpg bee6_dh.1284611001.jpgbee7_dh.1284611550.jpg bee8_dh.1284611086.jpg(Photos : cliquer pour agrandir.)

Dominique Hasselmann

Houellebecq enfariné

Cher Michel,

Tu sais, ton coup de téléphone hier soir m’a fait réellement plaisir, et tu m’as doublé sur le fil car j’allais justement t’appeler pour te féliciter : ta photo en « une » du Monde d’hier après-midi, c’est très chic ! Un petit reproche, quand même (tu me pardonneras, j’en suis sûr) : ta chemise bleue quelconque (Monoprix ?) et ton air enfariné… Philippe Matsas ne pouvait pas te dérider ?

Pourtant, il y a de quoi : c’est le succès partout ! J’ai lu cet article dans le supplément du Monde des livres : Raphaëlle Rérole est totalement élogieuse, tu es un moraliste, mais « un moraliste un peu nostalgique, alternativement féroce et presque attendri, qui fixerait soigneusement « sur sa toile » les dernières images d’un monde voué à l’extinction – comme une sorte d’inventaire loufoque et méticuleux, avant liquidation ».

Hier matin, on tombait déjà sur une double page dans le Cahier Livres de Libération (l’excellente photo d’un hypermarché faite par Denis Darzacq occupant certes les trois quarts de la seconde), et un article signé Claire Devarrieux – toutes ces femmes sont folles de toi ! – vantant « la qualité du produit » intitulé La Carte et le territoire (Flammarion, 22 euros), « un roman sur la littérature quand on s’y attelle sérieusement ».

Et puis je ne te parle pas (ton agent l’a déjà fait sans doute) de l’encensement, diffusé dans Télérama du 4 au 10 septembre, par Nathalie Crom – elles te veulent toutes, je t’assure ! – où celle-ci dit que tu fais en quelque sorte l’expérience « d’une certaine forme de modestie ». C’est vrai, et ce n’est pas ton pote BHL qui dira le contraire.

C’est seulement sur Bibliobs que Bernard Géniès semble faire un peu la fine bouche sur ton œuvre : mais il faut bien qu’il se démarque du chœur magnifique qui te porte aux cieux, à ceux mêmes, peut-être, du Goncourt ! Comme une certaine Anne Brigaudeau, de France 2, que tu n’as pas vraiment réussi à séduire…

Ce qui est un tout petit peu embêtant, c’est que l’on connaît maintenant, à cause de ces dizaines d’articles qui te sont consacrés, sans parler des émissions de télé et de radio où tu passes et repasseras, toute l’histoire du peintre Jed Martin, du dîner chez Jean-Pierre Pernaut, de l’apparition de Frédéric Beigbeder, et de ton double assassinat (je compte le chien) quasiment par cœur.

Tu me diras, ce qui compte, ce n’est pas l’intrigue, c’est le style : ne jamais confondre Boileau avec Badoit. Et tu as bien joué en sachant utiliser les médias et la société de consommation que tu critiques par ailleurs : tu ne serais pas un peu situationniste sur les Debord ?

J’ai lu dans « Libé » que tu citais beaucoup de marques dans ton livre (tu veux imiter Bret Easton Ellis ?), en fait c’est ce qu’on appelle du « placement de produits », autorisé maintenant à la télévision : j’espère que ça rapporte un peu, ou rien du tout ?

Hier soir, je n’ai pas osé te demander si tu pouvais m’envoyer directement ta nouvelle carte Michelin. Mais comme quelques pauvres hères assis sur les trottoirs, avec un bout de papier sur lequel est écrit : « Pour manger, SVP ! », je vais, moi aussi, aller quémander et brandir l’affichette tapée à l’instant sur mon MacBook : « Pour acheter Michel Houellebecq, SVP ! »

pantheon_bd.1283495061.jpg(Photo : Paris, Le Panthéon, place des Grands hommes, 5e, le 29 août. Cliquer pour agrandir.)

Benoît Dehort

Foucault à la rue mais en musique

Une musique de piano flottait dans l’air : à l’instar de ceux de quelques écrivains célèbres (Proust, Kafka…) qui se mélangent avec des chanteurs de passage (Gainsbourg…), le portrait de Foucault se balade dans Paris. D’abord, je n’étais pas totalement sûr que ce soit lui, mais l’environnement carcéral soigneusement choisi pour son flocage a balayé mon hésitation.

Il n’y a pas de nom sous la figure murale, sauf la mention clownesque de l’auteur de l’image. L’intellectuel nous regarde (un livre assassin de Jean-Marc Mandosio vient de paraître sur lui, voir article d’Aude Lancelin dans Le Nouvel Observateur du 17 au 23 juin), comme s’il était là vraiment à sa place, livré au vent, à la pluie, au soleil, ou à la délinquance dont il connaissait l’utilité pour le maintien de l’ordre.

« Un assujettissement réel naît mécaniquement d’une relation fictive. De sorte qu’il n’est pas nécessaire d’avoir recours à des moyens de force pour contraindre le condamné à la bonne conduite, le fou au calme, l’ouvrier au travail, l’écolier à l’application, le malade à l’observation des ordonnances. Bentham s’émerveillait que les institutions panoptiques puissent être si légères : plus de grilles, plus de chaînes, plus de serrures pesantes ; il suffisait que les séparations soient nettes et les ouvertures bien disposées. A la lourdeur des vieilles « maisons de sûreté », avec leur architecture de forteresse, on peut substituer la géométrie simple et économique d’une « maison de certitude ». L’efficace du pouvoir, sa force contraignante sont, en quelque sorte, passées de l’autre côté – du côté de sa surface d’application. »

Michel Foucault, Surveiller et punir, Naissance de la prison (Gallimard, 1975, édition Tel 2007, page 236).

C’est vrai, Keith Jarrett, dont le dernier album Jasmine (où il joue avec Charlie Haden) est apparu le mois dernier, sera présent sur scène au festival d’Antibes-Juan-les-Pins le 21 juillet.

Mais déjà ici, comme au travers des barreaux, les notes s’échappent, impossible de les retenir. Avec elles, l’imagination s’envole facilement hors les murs.

foucault_dh.1277099902.jpg (Photo : Paris, rue Dieu, 10e, le 2 juin. Cliquer pour agrandir.)

Dominique Hasselmann

Illusion en plongée

« Sur la chaussée parallèle, en direction de Karlsruhe, de Bade et de Stuttgart, la circulation était plus abondante (apparemment, mais il pouvait s’agir d’une illusion produite par la vitesse de la moto) que sur celle où se trouvait lancée Rébecca et où des voitures en quantité médiocre roulaient à des allures peu différentes les unes des autres, en tenant strictement leur droite. Le côté gauche était libre à perte de vue, dépasser n’était pas difficile, et la jeune femme allait si vite par comparaison avec les autres conducteurs que les véhicules de ceux-là devinrent bientôt pour elle comme une partie du décor, ni plus ni moins que s’ils avaient été stationnés devant les sapins et les bouleaux qui dans les endroits boisés bordaient l’autoroute. Elle ne tarda pas à s’habituer à l’inquiétant rapprochement de ses limites latérales, étrange rétrécissement de l’espace que connaissent tous les amateurs de grande vitesse et qui leur procure un plaisir aussi vif, ou tout au moins une aussi vive impression de puissance, qu’aux drogués, à l’inverse, l’élargissement de celui-là sous l’action du haschich ou de la cocaïne. Le monde n’eut plus qu’une dimension ; il fut réduit à une ligne qu’elle attirait vertigineusement et dont elle projetait derrière soi la substance en tenant à bout de course la poignée d’admission. Ce fut sans aucun effort qu’elle suivit cette ligne, qui cessait parfois d’être droite mais dont le rayon de courbure n’était jamais tel qu’il imposât un ralentissement. »

André Pieyre de Mandiargues, La Motocyclette, Gallimard, 1963 (édition de juin 1968, page 63).

parmentier_dh.1276579889.jpg (Photo : Paris, avenue Parmentier, XIe. Cliquer pour agrandir.)

Dominique Hasselmann

Le bilboquet de Cioran

C’est en passant, il y a quelques jours, devant l’ambassade de Roumanie que j’ai pensé à E. M. Cioran et je me suis dit qu’il venait sans doute faire un tour ici, de temps en temps, lors des années qu’il vécut à Paris.

Autant son Précis de décomposition (Gallimard, 1949) est un peu lassant à lire, autant De l’inconvénient d’être né (Gallimard, 1973) demeure, ne serait-ce que par son titre, stimulant pour l’esprit et comme un véritable jeu de bilboquet avec le paradoxe.

Pour quelqu’un qui s’est interrogé durant toute son existence (1911-1995) sur l’utilité de celle-ci, il est piquant de voir comment le pessimisme à tous crins de l’auteur l’aura conservé aussi longtemps. L’idée permanente du suicide serait ainsi une sérieuse raison de vivre !

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(E. M. Cioran, photo John Fowley.)

« Si la mort n’avait que des côtés négatifs, mourir serait un acte impraticable. » (De  l’inconvénient d’être né, Gallimard-Idées, 1983, page 15.)

« Il y a dans le fait de naître une telle absence de nécessité, que lorsqu’on y songe un peu plus que de coutume, faute de savoir comment réagir, on s’arrête à un sourire niais. » (page 25)

« Si le dégoût du monde conférait à lui seul la sainteté, je ne vois pas comment je pourrais éviter la canonisation. » (page 35)

« On ne devrait écrire des livres que pour y dire des choses qu’on n’oserait confier à personne. » (page 37)

« Par rapport à n’importe quel acte de la vie, l’esprit joue le rôle de trouble-fête. » (page 59.)

« La passion de la musique est déjà en elle-même un aveu. Nous en savons plus long sur un inconnu qui s’y adonne que sur quelqu’un qui y est insensible et que nous côtoyons tous les jours. » (page 69)

« Du temps que je partais en vélo pour des mois à travers la France, mon plus grand plaisir était de m’arrêter dans des cimetières de campagne, de m’allonger entre deux tombes, et de fumer ainsi des heures durant. J’y pense comme à l’époque la plus active de ma vie. » (page 73)

« Je supprimai de mon vocabulaire mot après mot. Le massacre fini, un seul rescapé : Solitude. Je me réveillai comblé. » (page 110)

« Le scepticisme est l’ivresse de l’impasse. » (page 133)

ciroan-idees_dh.1275286722.jpg(Photo : cliquer pour agrandir.)

Mais je ne vais pas recopier tous les aphorismes de ce livre. J’ai appris que Michel Onfray avait écrit un ouvrage intitulé Cynismes. Portrait du philosophe en chien (Grasset, 2006), dans lequel E. M. Cioran figure. Ne serait-il pas temps de déboulonner également ce penseur (celui qui n’est plus vivant) ?

J’aimerais bien visiter l’ambassade de Roumanie qui se trouve dans un des « beaux quartiers » de Paris, rue Saint-Dominique (7e), pour voir si elle conserve encore quelque part l’ombre du vampire Ceaucescu.

Lors de la Nuit des Musées, le 15 mai dernier, on pouvait entrer dans l’Hôtel de Bréhague : il devait sans doute, avec le concert donné par Alexandrina Hristov, resplendir de tous ses feux.

ambassade-r-_dh.1275288554.jpg (Photo : cliquer pour agrandir.)

Dominique Hasselmann

Malraux sans conditions

En voiture, le débouché de la rue d’Ulm (Paris, 5e) donne un aperçu du Panthéon et ce monument m’a fait penser, hier matin, à André Malraux et à La Condition humaine (prix Goncourt 1933).

Le soir, j’ai remis par hasard la main sur ce livre, qui se trouve être le N°1 de la collection Folio (achevé d’imprimer :  2ème trimestre 1972) et qui s’orne de la mention au recto : « Offert par le réseau TOTAL », et de l’indication au verso : « Ce livre ne doit pas être vendu. Il vous est offert par votre station-service TOTAL. Collaboration de la… (mention illisible). »

Je me suis alors demandé si les nombreuses coquilles (voir l’extrait ci-dessous) qui parsèment le texte n’avaient pas poussé l’éditeur à faire, à l’époque, cadeau d’un stock de cette publication défectueuse au pétrolier pour qu’il la refourgue à ses clients automobilistes.

malraux_dh.1275109325.jpg(Photo : cliquer pour agrandir.)

Il se tut.

       Rêves-tu beaucoup ? reprit-il.

       Non. Ou du moins ai-je peu de souvenirs de mes rêves.

       Je rêve presque chaque nuit. Il y a aussi la distractiong, la rêverie. L’ombre d’un chat, par terre. Dans le meurtre, le difficile n’est pas de tuer. C’est de ne pas déchoir. D’être plus fort que… ce qui se passe en soi à ce moment-là.

Amertume ? Impossible d’en juger au ton de la voix, et Kyo ne voyait pas son visage. Dans la solitude de la rue, le fracas étouffé d’une auto lointaine se perdit avec le vent dont la retombée abandonna parmi les odeurs camphrées de la nuit le parfum des vergers.

       S’il n’y avait que ça… Nong. Les rêves, c’est pire. Des bêtes.

Tchen répéta :

       Des bêtes, des pieuvres, surtout. Et je me souviens toujours.

(Pages 128, 129.)

Quand je revois le nom d’André Malraux, je me souviens qu’il s’engagea lors de la guerre d’Espagne, puis fut résistant et enfin ministre d’Etat, chargé des affaires culturelles, de 1959 à 1969, sous la présidence du Général de Gaulle, qu’il a inventé les « maisons de la Culture », a fait ravaler les bâtiments du patrimoine national, a prononcé le discours saluant l’entrée de Jean Moulin au Panthéon, où il le rejoindra plus tard.

André Malraux était aussi un écrivain et un amateur d’art. Son film Espoir, Sierra de Terruel (1938), tiré de son livre, mitraille encore l’esprit.

pantheon_dh.1275109646.jpg (Photo : cliquer pour agrandir.)

Dominique Hasselmann

Zofia Nalkowska

Ce sont des rails posés les uns à côté des autres : ils pourraient encore servir. Sur la photo de couverture du livre sont imprimés le nom de l’auteur, le titre, le nom de l’éditeur.  

zofia1_dh.1273637418.jpg(Scan : cliquer pour agrandir.)

Le format est minuscule : 14 cm x 9,2 cm, et le texte file de la page 11 à la page 23. On peut ajouter celle de l’épigraphe : « Des hommes forgèrent ce sort-là aux hommes. » et aussi le verso blanc. Plus un dessin en noir et blanc d’Eva Lorek sur deux pages.

Date d’achevé d’imprimer dans l’Union européenne : septembre 2009.

L’objet semble lui-même comme tombé d’un wagon du convoi qui roule vers la mort. Il aurait ainsi été ramassé par quelqu’un le transmettant à des yeux vivants.

« Se laisser dévaler entre les rails ou à travers les roues sur le bord de la voie ferrée. Ensuite, reprendre ses esprits, rouler du remblai sans être vu et fuir dans une forêt inconnue, oppressante de ténèbres. » (page 13)

La nouvelle est extraite du recueil Les Médaillons, paru en 1946 dans une revue littéraire polonaise. Irena Elster, la traductrice, indique ici, dans la notice biographique consacrée à Zofia Nalkowska (Varsovie, 1884-1954), que cette œuvre est connue de tous en Pologne et fait partie du programme scolaire.

« Train, fumée et roulement avaient depuis longtemps disparu dans la nuit. Tout autour il y avait le monde. » (page 15)

Cette femme, engagée tôt dans les revendications féministes, a passé les années de la guerre à Varsovie. En 1945, elle fait partie de la Commission d’enquête sur les crimes allemands (elle participe aux débats et aux procès), devenue en 1950 Commission d’enquête sur les crimes nazis en Pologne.

« Le jeune homme revint. Elle prit de nouveau une gorgée de vodka. Il lui donna du feu pour sa cigarette. Venant de l’est, un crépuscule vibrant et léger glissait sur l’horizon. A l’ouest, des écheveaux pénétraient le haut du ciel. » (page 20)

L’auteur n’a recours à aucune fioriture : son style est en acier trempé.

« Elle redemanda qu’ils la fusillent sans trop y croire. Elle posa les deux mains sur ses yeux pour ne plus rien voir. » (page 22)

Près de la voie ferrée, texte bref et définitif comme la détonation d’un coup de grâce.

zofia2_dh.1273637626.jpg(Scan : cliquer pour agrandir.)

Dominique Hasselmann

Le Pape et le vautour

Tandis que Benoît XVI s’en va dehors, jusque dans l’île de Malte, continuer son chemin de croix et se flageller publiquement avec toute honte bue et repentance avalée, Nanni Moretti  tourne un nouveau film : Habemus Papam.

Le correspondant du Monde à Rome, Philippe Ridet (qui a abandonné  la politique française pour les dessous ecclésiastiques, pédophiliques et cinématographiques italiens), nous donne de ses nouvelles : c’est même le grand Michel Piccoli – engagé pas seulement sur son nom – qui jouera le souverain pontife, mais il n’y aura aucun rapport avec l’actualité.

Ainsi, n’en déplaise à Michel Onfray, il existe encore quelques personnes qui croient au pouvoir d’investigation de la psychanalyse et ne prennent pas Freud pour un nazi camouflé en guérisseur des âmes sur divan.

C’est le moment de relire, par exemple, cette plongée dans le récit fait par un autre artiste italien :

« Une seule fois, à ma connaissance, Léonard a inséré dans ses écrits scientifiques une donnée sur son enfance. En un endroit où il s’agit du vol du vautour, il s’interrompt soudain pour suivre un souvenir de ses jeunes années qui remonte dans sa mémoire.

« Je semble avoir été destiné à m’occuper tout particulièrement du vautour, car un de mes premiers souvenirs d’enfance est, qu’étant encore au berceau, un vautour vint à moi, m’ouvrit la bouche avec sa queue et plusieurs fois me frappa avec cette queue entre les lèvres. »

(Sigmund Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, traduit de l’allemand par Marie Bonaparte, 1927, Idées Gallimard, 1977, page 49.)

Bien entendu, tout cela est sacrément tiré par les cheveux.

un-souvenir-denfance_dh.1271655979.jpg(Photo : cliquer pour agrandir.)

Dominique Hasselmann