Dans son dernier livre, Monsieur Le Comte au pied de la lettre (Quidam Editeur, 12 €) qui conquiert aujourd’hui les bonnes librairies – celles qui poussent comme champignons après la pluie – et leurs troupes de lecteurs affamés, Philippe Annocque change carrément de cap au long de l’étendue agitée de ces nouvelles pages.
La « calembredaine héroïque », puisque tel est le sous-titre ironique qui définit l’œuvre en question, ressemble à une promenade, mûrement réfléchie, dont l’auteur serait à la fois le guide, l’inventeur, le manipulateur, le double, « l’écrit vain » qui succède au « Dit vain ».
Monsieur Le Comte, alpiniste alphabétique et chimérique, se trouve pris dans le déroulement d’une investigation qui lui fait découvrir, dans l’entrechoc du passé et du présent, un certain nombre de situations étranges, inimaginables, qui l’emmènent de la littérature à la bibliothèque (devenue « lieu d’aisance ») et lui font rencontrer un homme féru de livres, transparent du visage, image peut-être du narrateur lui-même, jeu de miroirs sans tain.
« Avisant enfin, parmi toute cette agitation, une silhouette immobile, Monsieur Le Comte tenta de s’enquérir auprès d’elle de l’existence d’une sept cent quatorzième boîte aux lettres et, le cas échéant, de son emplacement ; sans préciser qu’il ne s’agissait là de rien de moins que de restaurer le cosmos : la Lune se doit de tourner autour de la Terre, la Terre autour du Soleil, le Soleil autour de Monsieur Le Comte, Monsieur Le Comte autour du pot. » (page 32)
La zoothèque n’est-elle pas l’encyclopédie vivante d’un monde étrange et parallèle ? « Monsieur Le Comte prit à droite et vit le bulbul, le bulbul, le bulbul, le bulbul, le bulbul, le bulbul, le bulbul, le bulbul, le bulbul, le bulbul (il existe, à en croire les indications fournies par le zoo, cent vingt-trois espèces appartenant à ce genre de passereaux par ailleurs assez banals ; toutes n’étaient malheureusement pas représentées, tant s’en faut) ; (…) » (page 37)
Si Philippe Annocque se lance dans cette fable, où l’improvisation rigoureuse le dispute à la recension débridée de certaines espèces animales, c’est qu’il sait qu’il va retrouver « son putatif siamois, l’ex-bibliothécaire sans figure, auquel il faudrait peut-être donner un nom – à moins que son absence de figure soit précisément un indice de l’innommable. » (page 45).
Avec les épisodes délirants d’une manifestation pour l’instauration d’une « vignette sur les chiens », imposée selon leur « cylindrée », le réveil sur « le billard » d’un hôpital, la présence d’une infirmière jolie rivalisant fortement avec Eulalie (la femme du héros improbable), puis le bûcher de poudre des « Réalités » (voir page 73 la surprenante litanie typographique des 20 petits lits), Monsieur le Comte nous fait des niches et pirouettes dans tous les sens.
Mais Philippe Annocque, dont on connaît aussi l’appétit pour tout ce qui est mycologique (car c’est la logique de la découverte qui l’attire alors dans les bois) revient toujours à la figure en pointillé du frère de sang : l’allusion au film Les Yeux sans visage (page 77) est une manière en celluloïd d’être franc-jeu.
Car la clé pourrait se dissimuler ici : « Monsieur Le Comte décidément n’est peut-être rien d’autre qu’une figure, lui-même cortex à sa manière ; sous la figure, écorce corticale intacte, la substantifique et médullaire moelle épinière de l’épineux spinosaure fossile déjà a disparu ; tandis que le corps du texte, ondoyant et méandreux, méandrique et flexueux, circonflexe et circonvenu de soi-même s’étend et croît, champignon parasite du bois, du papier et de l’esprit. » (page 86)
Oui, Philippe Annocque s’en va délibérément à rebours, comme Monsieur Le Comte, finalement.
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Dominique Hasselmann